L'Équateur

 

 

Période préhispanique

Au XVe siècle avant notre ère, l'Équateur était peuplé par différentes ethnies parlant des langues distinctes : sur la côte les cultures Esmeralda, Manta, Huancavilca et Puná (du nord au sud), pratiquant toutes la pêche, la chasse, l'agriculture et le commerce (aussi bien par la mer entre différentes zones côtières qu'avec les indiens de la sierra). Dans la sierra, les principales cultures à cette même période étaient les Pastos, les Caras, les Panzaleo, les Puruhá, les Cañaris et les Paltas. Leur économie était essentiellement agricole, avec un mode de vie sédentaire et un important usage de l'irrigation en particulier pour les Cañaris. L'organisation politique se faisait autour de caciques, qui nouaient entre eux des alliances fluctuantes et étaient capables de lever des armées et d'administrer certains territoires.

Les andes équatoriales sont conquises par les incas sous les règnes de Tupac Yupanqui, qui conquiert le sud de l'actuel Équateur, puis de son fils Huayna Capac, né à Tomebamba, qui conquiert Quito et en réduit les dernières résistances des Otavalos lors du massacre de Yahuarcocha, vers 1505. À la mort de Huayna Capac en 1527, la noblesse, divisée sur le choix du successeur légitime, partage l'empire inca en deux, attribuant à Atahualpa la partie nord, avec pour capitale Quito, et à Huascar (son demi-frère) la partie sud, avec pour capitale Cuzco. Une guerre civile se déclenche rapidement entre les deux empereurs, qui tourne finalement à l'avantage d'Atahualpa, qui parvient à pénétrer profondément dans le territoire de Huascar et fait prisonnier ce dernier en 1532.

C'est alors qu'Atahualpa est aux bains de Cajamarca, se préparant à entrer en vainqueur à Cuzco, qu'a lieu sa rencontre avec Francisco Pizarro. Le conquistador, à la tête d'une petite armée et malgré l'escorte imposante d'Atahualpa, parvient à s'emparer de l'Inca et à le faire prisonnier le 16 novembre 1532. Malgré une forte résistance opposée aux conquérants espagnols par certains généraux d'Atahualpa, dont Rumiñahui, l'Équateur est conquis entre 1532 et 1534, et Sebastián de Belalcázar fonde Quito le 6 décembre 1534, sur les ruines du Quito inca détruit par Rumiñahui avant de l'abandonner aux espagnols.

 

Fondation de l'Audience Royale de Quito

Après la conquête définitive de Quito, l'exploration du pays se poursuit et se concrétise par la fondation des villes les plus importantes du pays : Guayaquil le 25 juillet 1535, puis dans les années qui suivent Ambato, Riobamba et Manta, entre autres. Loja est fondée en 1548 et Cuenca en 1557. Le mythe de l'Eldorado naît à Quito, et l'exploration se poursuit en particulier dans les régions amazoniennes, au départ de Quito : plusieurs villes y sont fondées, dont certaines ont été détruites peu après leur fondation par les indigènes, et une expédition partant de Quito sous la direction de Francisco de Orellana découvre l'Amazone le 12 février 1542, après avoir descendu le Río Coca puis le Río Napo.

Sur le plan politique, Quito contribue à la défaite de Gonzalo Pizarro contre Charles Quint, Belalcázar choisissant le camp de ce dernier. En 1545, le pape Paul III donne qualité d'évêché à Quito, et en 1563, Philippe II fait de Quito le siège de l'audience royale de Quito, avec pouvoir sur un vaste territoire s'étendant de Jaén et Guayaquil au sud, jusqu'à Cali et Buenaventura au nord et comprenant également une large part du bassin amazonien. Bien que théoriquement soumise à l'autorité du Vice-Roi du Pérou, l'Audience de Quito, gouvernée par un Président nommé par le roi, jouissait d'une large autonomie due à la grande distance entre Quito et Lima. Une rébellion éclate en 1592, appelée « Révolution des alcabalas », en opposition à l'impôt du même nom décrété par la couronne d'Espagne. Cette révolution, qui se résout après une médiation des jésuites, est parfois vue comme le premier témoignage de l'émergence des Espagnols nés dans la colonie (les Créoles) qui entrevoient déjà la possibilité de l'indépendance, qui ne se concrétisera que plus de deux siècles plus tard. Malgré cette rébellion, la deuxième moitié du XVIe siècle marque la consolidation de la domination des Espagnols nés en métropole, aussi bien sur le plan culturel que religieux ou administratif.

 

XVIIe siècle : L'âge d'or de l'Audience Royale de Quito

Le XVIIe siècle marque l'apogée de l'Audience royale de Quito, marqué par la paix et la stabilité. L'économie est fondée sur l'agriculture, les mines d'or, et l'artisanat textile, avec une main d'œuvre bon marché fournie par l'exploitation des populations indigènes. Des tentatives d'évangélisation des peuples amazoniens ont lieu, en particulier par les Jésuites et les Franciscains.

Les jésuites fondent trois Collèges, à Quito (1586), Cuenca (1638), et Riobamba (1689), ainsi que l'Université Saint-Grégoire à Quito. Quito devient un centre d'activité artistique et architectural sans égal sur tout le continent : la ville voit fleurir des églises et monastères plus somptueux les uns que les autres dans le style baroque, ces constructions entraînant le développement d'un art religieux florissant (peinture, sculpture de la pierre et du bois etc.). À cette époque, la prospérité et la splendeur de Quito sont enviées par Lima et Bogota.

Cette période est toutefois marquée par plusieurs tremblements de terre dévastateurs, des éruptions volcaniques suivies de lahars faisant parfois des milliers de morts. Les villes de la côte subissent des attaques de corsaires tout au long du siècle, culminant avec le sac et l'incendie de Guayaquil en 1684 par Edward Davis.

 

Du rattachement à la Nouvelle-Grenade à la fin de la période coloniale 

Par décret du 27 mai 1717, Philippe V d'Espagne supprime l'Audience royale de Quito, rattachant son territoire à la Vice-royauté de Nouvelle-Grenade, nouvellement créée et qui avait son siège à Bogotá.  Après avoir supprimé cette vice-royauté et rétabli le statu quo en 1720, Philippe V rétablit finalement la Vice-royauté de Nouvelle-Grenade, y rattachant définitivement l'Audience Royale de Quito sans toutefois la supprimer. De 1736 à 1743 a lieu une mission géodésique franco-espagnole dirigée par Charles Marie de La Condamine, avec pour but de mesurer un arc du méridien de Quito. Cette mission, qui permet de confirmer la thèse de Newton d'une Terre aplatie aux pôles, augmente considérablement les connaissances scientifiques et géographiques sur l'Équateur, et ouvre la voie au système métrique. Le journal de voyage de La Condamine, journal de voyage à l'Équateur, influera plus tard sur le choix du nom du pays lorsqu'il prendra son indépendance.

 

La fin du siècle est marquée par un important soulèvement à Quito en 1785, en particulier en opposition aux taxes et droits de douane imposés par l'Espagne, tandis que des révoltes indigènes d'une ampleur jamais vue depuis le XVIe siècle éclatent entre 1766 et 1803 dans toute la sierra. Les écrits d'intellectuels comme le philosophe Eugenio Espejo et l'historien jésuite Juan de Velasco, qui écrit la première histoire de Quito, favorisent la prise de conscience d'une « Nation quiténienne ».1

 

L'indépendance

Les premiers mouvements contestataires se produisent au XVIIIe siècle tandis que les souverains Bourbons tentent de faire passer d'importantes réformes qui ont notamment pour effet d'alourdir considérablement la fiscalité.

La première insurrection équatorienne contre l'Espagne a lieu en 1809. À cette époque, l'Espagne est depuis 1808 en guerre contre l'invasion de son ancien allié, l'Empire français de Napoléon, qui a profité des désaccords entre Charles IV et son fils Ferdinand pour nommer roi d'Espagne son frère Joseph Bonaparte. Mais cette tentative d'autonomisation, dont le but est plus de contrer l'« usurpateur » que de conquérir l'indépendance, est mis au pas par les forces du vice-roi du Pérou.

Il faut attendre l'année 1820, tandis qu'au Nord la lutte menée par Simón Bolívar a quasiment abouti à l'indépendance de la Nouvelle-Grenade et du Venezuela pour qu'un nouveau soulèvement se produise, cette fois dans la ville portuaire de Guayaquil, dont l'indépendance est obtenue le 9 octobre 1820.

Le nouvel État, nommé Province Libre de Guayaquil, entreprend une campagne pour libérer le reste de la Real audiencia de Quito, mais après une victoire lors de la bataille de Camino Real le 8 novembre 1820, l'armée de Guayaquil se trouve en grande difficulté après les défaites de Huachi et Tanizahua, alors que dans le même temps la ville de Cuenca qui s'était libérée le 3 novembre 1820 est retombée sous le joug espagnol après la bataille de Verdeloma, le 20 décembre 1820.

Au pied du mur, le président de Guayaquil, José Joaquín de Olmedo, demande l'aide de Simón Bolívar, qui envoie en janvier 1821 le général José Mires à Guayaquil avec armes et munitions. Le 6 mai 1821, le général Antonio José de Sucre débarque à son tour avec des renforts colombiens. Après plusieurs batailles entre Guayaquil et Quito, l'armée de Guayaquil, désormais dirigée par Sucre et renforcée par des troupes argentines envoyées du Pérou par José de San Martín, remporte une victoire décisive le 24 mai 1822 lors de la bataille de Pichincha, près de Quito et obtient la capitulation des troupes espagnoles de la Real audiencia.

À la suite de l'Entrevue de Guayaquil entre Bolívar et le Libertador argentin José de San Martín, la région devient partie intégrante de la République de Grande Colombie, fondée et dirigée par Bolívar, qui englobe aussi le Venezuela, le Panama et la Colombie.

 

Entre libéraux et conservateurs 

Le 13 mai 1830 le Distrito del Sur déclare son indépendance vis-à-vis de la Grande Colombie. Puis le 14 août 1830, cette indépendance devient effective et le Distrito del Sur prend officiellement le nom de République de l'Équateur.

Le général Juan José Flores, l'un des héros de la guerre d'indépendance, en devint le premier président (ou plutôt instaure sa dictature personnelle), avant d'être chassé du pouvoir en 1845. En fait, de 1830 à 1948, l'Équateur connut plus de soixante-deux gouvernements successifs, de type présidentiel, militaire ou dictatorial. Le pouvoir alterna entre les partis conservateurs et les partis libéraux représentant la bourgeoisie créole.

En 1832, le nouvel État prit possession des îles Galápagos.

À l'issue d'une longue période d'instabilité, le conservateur Gabriel García Moreno réunifia le pays en 1860, en chassant de Guayaguil le général Franco, qui était soutenu par le dictateur péruvien Castilla. Directement ou indirectement, Garcia Moreno gouverna l'Équateur pendant une quinzaine d'années, avec le soutien de l'Église catholique, mais il fut assassiné en 1875.

Eloy Alfaro organisa en 1895 une révolution libérale, réduisit le pouvoir de l'Église et ouvrit la voie du capitalisme à l'Équateur. Après avoir exercé la présidence à deux reprises, il fut assassiné à son tour en 1912.

 

Le XXe siècle

En 1910, un nouveau conflit avec le Pérou éclata, qu'en 1920, une crise toucha l'industrie du cacao, qu'en 1925, le président libéral Carlos Alberto Arroyo del Río fut renversé par une révolte militaire qui instaura José María Velasco Ibarra (l'une des figures emblématiques du pouvoir équatorien) pendant les années 1934 et 1935 avec le soutien de la faction conservatrice.

En 1941, le Pérou envahit l'Équateur dans sa région amazonienne, la guerre qui s'ensuivit s'acheva par la signature d'un traité du Protocole de Rio en 1942, qui attribua au Pérou la moitié du territoire équatorien et presque la totalité de sa forêt amazonienne. Le pays orienta donc sa politique extérieure vers une coopération avec les autres États continentaux et en 1948, il devint l'un des membres signataires de la charte de l'Organisation des États américains. Le conflit cité précédemment recommença brièvement en 1950 et en 1960 mais sans apporter de changements significatifs à la carte politique de la région.

En 1952, Velasco Ibarra, à la tête d'une coalition politique, fut de nouveau candidat à la présidence de la république ; il dirigea le pays entre 1952 et 1956, puis entre 1960 et 1961. De 1963 à 1966 une nouvelle dictature s'installa, mais en juin 1968, Velasco Ibarra fut réélu, et son mandat ressembla à une nouvelle dictature. En février 1972, un dernier coup d'État fut mené par le général Guillermo Rodríguez Lara et se termina en 1979.

Les années 1970 virent l'apogée de l'exploitation des gisements pétroliers de l'Équateur, qui en devint le deuxième plus grand exportateur d'Amérique latine derrière le Venezuela. Ses nouveaux revenus lui procurèrent les fonds d'investissement étrangers dont il avait besoin, mais stimulèrent également l'inflation et augmentèrent les inégalités sociales.

Un référendum sur le projet d'une nouvelle constitution et la mise en place d'une élection présidentielle future se déroula en 1978 et l'année suivante, Jaime Roldós Aguilera, le chef de la Concentration des forces populaires, fut élu président. Il décida de réformer l'agriculture en 1975 dont la structure archaïque était très pénalisante (40 % des terres cultivables étant possédées par 1 % de la population) et cette réforme se mit en place en 1980. Mais des incidents frontaliers dégénérèrent en mars 1981 en conflit armé avec le Pérou. Les deux camps s'apaisèrent grâce à l'arbitrage international.

En mai 1984, León Febres Cordero Rivadeneira devint le nouveau chef de l'État ; il orienta de nouveau la politique économique vers le libéralisme, mais son gouvernement dut faire face, en 1986 à la mutinerie du général Franck Vargas et en 1987, à un puissant séisme dans l'Oriente qui fit 3 000 morts.

En 1988, le socialiste démocrate Rodrigo Borja fut élu mais dut affronter dès juin 1990, le mouvement des Indiens pour la reconnaissance de leurs droits, les tribus indiennes paralysèrent le pays par une grève pacifique. Ce Levantamiento indien fut un véritable électrochoc pour le pouvoir politique et malgré l'opposition de l'armée et de la plupart des partis politiques, le président Borja accorda à la confédération des Shuars la propriété de 11 000 km2 de territoire en Amazonie. Une répression discrète était conjointement menée par des groupes paramilitaires qui éliminaient certains chefs indiens.

En 1992, Sixto Duran Bellen accéda à la présidence, son mandat fut marqué par une loi de développement agraire et le maintien de la croissance économique, par de nouvelles tensions avec le Pérou et en janvier 1995 par une lutte armée. La cause était un territoire disputé, appelé la cordillère du Condor, couvrant une superficie de 340 km2 dans une région montagneuse mais potentiellement riche en pétrole et constituant, un débouché sur l'Amazonie. Après la signature du cessez-le-feu en mars 1995, les négociations aboutirent à la création d'une zone démilitarisée, toutefois les tensions persistèrent.

En 1996, Abdala Bucaram, appartenant au PRE (Parti roldosiste équatorien), fut élu Président de la République et nomma Rosalía Arteaga au poste de vice-président. C'était la première fois qu'une femme atteignait un tel niveau en politique.2

 

1993-99 : La révolte des paysans indiens

Comme la Bolivie, ce pays andin de 12 millions d’habitants est riche en hydrocarbures et sa population est pauvre. Le gaz et le pétrole ne profitent qu’aux trusts américains et à la bourgeoisie comprador. En 2005, l’Équateur est le 5ème plus grand producteur de pétrole en Amérique latine, avec une production de 541 000 barils de brut par jour, dont 201 000 provenant de la société d’État PetroEcuador et le reste des sociétés étrangères. Le pétrole est le principal produit exporté de l’Équateur et a rapporté 3,9 milliards de dollars en 2004 mais la population n’en a pas vu la couleur. Dans ce pays, en 1999 plus de 60 % des 12 millions d’habitants vivaient en dessous du seuil de pauvreté et le chômage dépassait 50 %. Selon la revue économique Econoticias du 26 mars 2003 : « Pour l’exportation du gaz vers les USA, pour chaque dollar qui revient à l’État et aux régions, les entreprises étrangères reçoivent 20 dollars. » La crise économique équatorienne des années 90 frappe particulièrement les masses paysannes et indiennes. Selon Le Monde Diplomatique d’avril 2005 les Indiens sont « 5 millions sur une population totale de 13 millions. (..) Leur situation économique et sociale demeure catastrophique et (..) 80 à 90 % dispose de moins de 2 euros par jour. »

La principale organisation indienne, La CONAIE, Confédération des nationalités indigènes d’Équateur, est une organisation rurale aux revendications essentiellement identitaires. Son bras politique est un parti prônant l’autonomie indienne appelé Pachakutif. Un très grand nombre d’autres formes d’organisation existent parmi les masses indiennes : coordination des mouvements sociaux, fédération évangélique indigène, confédération des associations de quartiers de l’Équateur... De marche en mobilisation, les organisations indiennes ont obtenu une reconnaissance légale, certains de leurs droits à la terre et un accès au pouvoir politique.

Suite à la grève générale du 7 février 1997, le président Bucaram est destitué. En 1998, Jamil Mahuad est élu président. Il est à la fois sous la pression du mouvement populaire face à qui il s’affirme contre la dollarisation de l’économie, et de la bourgeoisie bancaire et agro-industrielle qui lui impose de sauver les banques privées, quitte à couler les revenus de l’État. Il est particulièrement sous la pression de la haute bourgeoisie de Guayaquil, laquelle joue un rôle équivalent de celle de Santa Cruz en Bolivie, celle d’une aile de droite radicale exigeant de faire davantage payer la population, quitte à réprimer, menaçant sinon d’organiser son autonomie.

 

2000 : Les Indiens abattent le pouvoir puis le reconstituent

La crise économique ne cesse de s’aggraver, frappant particulièrement les plus pauvres : la population en dessous du seuil de pauvreté passe de 12 % en 1995 à 21 % en 1999 (et 77 % dans la population rurale) alors que les prix augmentent de 52 % par an (contre 22,9 % en 95). Une vingtaine de banques font faillite entre 98 et 99. Le 9 juillet 1999 une grève des transports éclate contre la hausse des prix des carburants, mouvement qui paralyse le pays pendant quinze jours. Une occupation symbolique et pacifique de la capitale à l’appel de la CONAIE est violemment réprimée (17 blessés par balles, 561 arrestations). Devant la chute de la monnaie de 197 % et sous la pression de la bourgeoisie, le président Mahuad se résout finalement le 9 janvier 2000 à annoncer la dollarisation, en même temps qu’un nouveau gel des avoirs bancaires des particuliers. Les masses indiennes contestent la politique du président Jamil Mahuad de dollarisation de l’économie qui accroît la dépendance vis-à-vis des USA, des prix du pétrole et des investissements étrangers, ne sauvant, momentanément, que l’oligarchie bancaire. Avec la dollarisation, le pouvoir d’achat s’effondre car le sucre, monnaie nationale, est porté au taux de 25.000 sucres pour un dollar contre 20.000 juste avant et 5700 en 1998. Censée bloquer l’inflation, cette mesure ne ralentit même pas sa croissance puisqu’elle atteint 91% fin 2000. « La dollarisation de l’économie équatorienne a détruit l’économie paysanne » écrit Le Monde du 23 août 2005 et la chute du prix de la banane y a provoqué un recul catastrophique du niveau de vie des paysans équatoriens. L’Équateur est passé en 2000, du 72ème rang mondial au 91ème pour le niveau de pauvreté, selon le rapport du PNUD.

Le 9 janvier, un appel à la grève générale est lancé. Le président décrète l’État d’urgence. Le 11 janvier, un « parlement des peuples indigènes » est proclamé, qui dénonce les politiques gouvernementales comme la dollarisation de l’économie ou les privatisations. Il formulait ainsi ses objectifs : « une économie mixte de marché solidaire auquel participent les patrons privés en respectant leur responsabilité sociale, éthique et environnementale. » Le 16 janvier 2000, une marche massive des Indiens afflue sur la capitale Quito qu’elle occupe complètement du 19 au 21 janvier. C’est à cette date qu’un groupe de jeunes officiers conduits par le colonel Lucio Guttierrez, déclare soutenir les Indiens. Les organisations indiennes sans appeler les soldats à se solidariser d’elles, ont conclu un pacte avec une partie de l’appareil militaire du colonel Guttierrez. Celui-ci déclarait être parfaitement capable de manœuvrer les dirigeants indiens : « notre relation avec eux remonte à de nombreuses années. Depuis nous avons constamment travaillé avec cette classe... spécialement la classe indigène. » Il forme une junte de salut national avec un ex-président de la Cour suprême et Antonio Vargas président de la CONAIE. Le palais du congrès est occupé. Les généraux tentent un coup d’état qui destitue Mahuad le 21 janvier mais échoue le 22 du fait de la mutinerie d’une partie des officiers.

Le soulèvement en masse, occupant la capitale Quito, a mis à bas le régime en trois jours mais les organisations indiennes n’ont pas pris le pouvoir. Syndicalistes paysans et indigénistes, aussi réformistes les uns que les autres n’ont eu de cesse que de le remettre au colonel Lucio Guttierez, sous prétexte que celui-ci avait pris la tête de la mutinerie. Cette opération s’est faite avec la bénédiction de tous ses dirigeants, y compris ceux du PCMLE, maoïste.

Les dirigeants militaires qui accèdent au pouvoir font appel immédiatement à des politiciens connus comme les pires représentants de la bourgeoisie. Cela n’empêche pas ces leaders de mouvements paysans, indigénistes et associatifs (y compris les maoïstes) d’accepter des postes de ministres et de se discréditer. Quant à la haute bourgeoisie, elle poursuit ses pressions sur ce nouveau pouvoir comme elle l’avait fait avec les précédents. Celle de Guayaquil organise un référendum d’autonomie de la province.

 

2005 : révolte et occupation des puits de pétrole

En avril 2005, le président Guttierrez est à son tour contesté. Ayant traité de « hors-la-loi » les 5000 manifestants qui le conspuaient le 13 avril par un concert de casseroles devant son domicile, le mouvement décide de s’appeler lui-même « la rébellion des hors-la-loi ». Du 14 au 21 avril les masses équatoriennes exaspérées occupent la capitale Quito aux cris de « Lucio dehors ! Qu’ils s’en aillent tous ! ». Devant son incapacité à imposer l’état d’urgence, le président Lucio Guttierrez démissionne le 20 avril. Encerclé par les manifestants, il s’enfuit en hélicoptère et donne le pouvoir au président Alfredo Palacio. C’est le troisième président à chuter en huit ans.

Le 14 août, les habitants équatoriens de deux provinces pétrolières les plus pauvres du Nord-Est du pays, Sucumbios et Orellana, coupent les routes et occupent deux aéroports et 200 puits de pétrole. Ils sont suivis à partir du 15 août par la grève des salariés du pétrole qui bloquent la production et la livraison et exigent que l’État renégocie les contrats de vente du pétrole avec les compagnies pétrolières. La bourgeoisie est prise à la gorge, le pétrole équatorien ne sortant quasiment plus du pays. Les livraisons de brut aux USA (dont l’Équateur est le cinquième fournisseur mondial) sont complètement interrompues. Pendant douze jours à partir du lundi 15 août les habitants et salariés de deux provinces d’Amazonie bloquent les puits malgré les attaques des forces de répression et l’état d’urgence décrété par le gouvernement. La production pétrolière équatorienne chute de 200.000 à 10.000 barils/jour. Le journal Le Monde du 23 août écrit « Les habitants de ces régions pétrolières se sentent des laissés-pour-compte de l’exploitation de l’or noir qui fournit le quart du PIB du pays mais les maintient dans la misère ». Les grévistes et les habitants revendiquent notamment que l’argent revienne davantage aux régions, qu’il crée des emplois, permette de faire fonctionner les services publics et de construire 200 km de routes et autres infrastructures. La nationalisation sans indemnité des hydrocarbures est au centre d’un ensemble de revendications concernant le développement économique, la défense des services publics, la défense des travailleurs et des peuples ainsi que les revendications démocratiques (réforme agraire, question indienne...). Les manifestants scandent « des routes et des emplois » et réclament que l’État renégocie avec les compagnies. Ils s’attaquent en particulier au trust Occidental Petroleum (Oxy) qui paie 12 dollars le baril vendu sur le marché au prix de 60 dollars !

Pour arrêter la grève et l’occupation des puits, le président Alfredo Palacio fait donner l’armée et décrète l’état d’urgence contre ceux qui occupaient les puits, blessant des centaines de travailleurs, procédant à de nombreuses arrestations. Les manifestants et les grévistes n’ont pas cédé à l’état d’urgence. Le gouvernement a repris le contrôle plus tard, le 18 août, après avoir annoncé qu’il donnerait l’ordre aux soldats de tirer. Ainsi il est parvenu à mettre en place un simulacre de négociation avec l’aide des responsables des provinces qui avaient participé au mouvement, sans pouvoir pour autant faire reprendre la production et la livraison de pétrole. L’oléoduc est dynamité, les pompes et installations pétrolières endommagées et les locaux des compagnies pétrolières dévastées.

Les manifestants équatoriens ont seulement obtenu que soient transférés aux autorités locales une partie des impôts payés par les compagnies pétrolières, ainsi qu’un engagement de celles-ci de développer les infrastructures régionales. Autrement dit, une miette.3

 

L'élection de Rafael Correa (2006-)

Fin 2006, Rafael Correa remportait sa première élection présidentielle (il y en a eu deux autres depuis) dans la foulée d’un soulèvement populaire qui avait chassé le précédent président élu. Porté par les aspirations de ce mouvement, anti-impérialiste et antilibéral, il promettait de conduire une « révolution citoyenne » combinant transformation sociale et respect de l’environnement, vers l’instauration d’une société du « bien vivre ». Près de huit années plus tard, on en est cependant loin et les désillusions sont croissantes.

Les premiers pas avaient pourtant été prometteurs. Dès sa prise de fonction, Correa engageait un bras de fer avec le FMI et la Banque mondiale, dont les représentants étaient invités à quitter le pays. Un audit de la dette extérieure était mis en place, au terme duquel 70 % de son montant étaient déclarés « illégitimes ». À l’issue de ce processus, finalement accepté par les créanciers sans mesures de rétorsion, la part du paiement des intérêts dans le budget de l’État, de 45 % en 2006, tombait en-dessous de 10 %.

Sur  le plan politique et diplomatique, une autre mesure emblématique du début de mandat avait été le refus  de renouveler le bail de la base militaire US de Manta, sur l’Océan pacifique ; celle-ci a donc fermé fin 2009 – là aussi sans trop de protestations –, ses troupes et leurs moyens se relocalisant en Colombie.

 

Des avancées sociales réelles…

Aux milliards libérés par la réduction de la dette se sont ajoutées les sommes générées par la croissance de l’économie équatorienne (plus de 4 % en moyenne annuelle depuis 2007) qui, comme celle d’autres pays latino-américains, a grandement bénéficié de la hausse des prix des matières premières. Le gouvernement Correa a ainsi pu investir dans l’éducation, la santé, la construction d’infrastructures et lancer une série de politiques sociales. Entre 2006 et 2013, la part des dépenses sociales dans le PIB est passé de 7 % à 15 %.

Si quelque 25 % des quelque 15 millions d’Équatoriens restent sous la ligne de pauvreté (contre 37 % en 2007), des avancées importantes ont été réalisées. Près de 90 % des enfants sont désormais scolarisés, l’analphabétisme a été pratiquement éradiqué, 60 % de la population a maintenant accès à la sécurité sociale quand ils n’étaient que 37 % en 2007…

 

… Mais aucun changement structurel

La structure de l’économie et de la société est en revanche restée inchangée. Les pauvres sont certes devenus moins pauvres, mais dans le même temps les riches se sont enrichis davantage. L’économie repose plus que jamais sur quelques productions agricoles intensives (l’Équateur est le premier exportateur mondial de banane) et, surtout, sur le pétrole qui représente 40 % des revenus de l’État et 60 % des exportations. Elle reste ultra concentrée entre les mains de quelques groupes équatoriens (surtout dans la distribution et l’agrobusiness) et d’une dizaines d’entreprises multinationales (dont Lafarge dans le bâtiment et Schlumberger dans les services pétroliers). La part du privé n’a pas reculé et – contrairement aux promesses – il n’y a pas eu de nationalisations. La gestion de l’eau est toujours contrôlée par des sociétés privées – celle de Guayaquil, première ville du pays, est ainsi entre les mains de Veolia. Dans les campagnes, dont les terres productives sont contrôlées par des latifundistes, la réforme agraire également promise n’a même pas été initiée.

L’Équateur a par ailleurs pour particularité d’avoir pour monnaie officielle le… dollar. Le fait que Correa n’ait rien fait ni n’envisage rien pour modifier cette situation illustre les limites de son anti-impérialisme. Car si le dollar permet sans doute de sécuriser les prix des exportations de produits de base, il empêche tout développement d’une industrie locale et en général toute politique économique réellement indépendante. L’économie et, au-delà, le pays restent ainsi sous la dépendance très forte des États-Unis, qui sont par ailleurs son principal fournisseur (41 % des importations) et son principal client (23 % des exportations équatoriennes).

La différence avec la période précédente a consisté avant tout dans la revalorisation du rôle de l’État, dont les moyens ont été accrus (les entreprises et les riches, qui ne payaient pratiquement pas d’impôts, en acquittent désormais un peu) et les capacités de contrôle, renforcées. Correa résumait ainsi, en 2012, sa gestion gouvernementale : « nous avons fait globalement la même chose, mais mieux, avec le même modèle d’accumulation que nous n’avons pas changé. Car notre but n’est pas de nuire aux riches, mais de créer une société plus juste. » Le mode d’accumulation – celui d’une économie dépendante et rentière – a effectivement été non seulement maintenu, mais renforcé. En particulier dans le domaine de l’extractivisme.

 

Reniements extractivistes

Une série de courants se réclamant de l’écologie, voire de l’écosocialisme, s’étaient extasiés devant l’« initiative Yasuni/ITT » lancée par Correa en 2007. De quoi s’agissait-il ? Le gouvernement équatorien s’engageait à ne pas exploiter le pétrole découvert dans le parc naturel de Yasuni, à l’est du pays sur les bords de l’Amazonie, afin de préserver sa grande biodiversité et les populations indigènes qui y habitent, comme de ne pas aggraver l’effet de serre, à une condition : que « la communauté internationale » verse à l’Équateur la moitié du manque à gagner occasionné, estimé à 350 millions de dollars par an.

Évidemment, aucun gouvernement capitaliste n’étant un bon samaritain et le pétrole se faisant par ailleurs de plus en plus rare, tout cela a tourné court. En août 2013, le gouvernement équatorien a annoncé qu’à son grand regret il lui faudrait commencer bientôt l’exploitation. Des commentateurs avisés estiment maintenant que cette « initiative » était en fait une manœuvre, destinée à contourner l’opposition des populations. Toujours est-il que les indigènes du Yasuni se sont alors révoltés, avec le soutien de mouvements sociaux. Ils ont exigé d’être consultés par référendum, en application de la Constitution adoptée en 2008. Mais ce texte, décrit comme social, écologique et très démocratique, respectant notamment l’autonomie de décision des communautés indigènes, assortit les dispositions se référant à cette autonomie et à la démocratie locale d’« exceptions », que le parlement peut voter « dans l’intérêt supérieur de la Nation » ; un parlement où le parti de Correa, Alianza País, disposait d’une majorité de plus de deux tiers…

Le sous-sol de l’Équateur recèle des gisements de cuivre, d’or et d’argent, qui étaient jusqu’à présent très peu exploités. Approfondissant encore le modèle extractiviste, le gouvernement a décidé d’y remédier en ouvrant une série de mines. Le pays a alors été secoué par des manifestations de masse contre cette exploitation minière, soutenues notamment par la Confédération des nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE). Elles ont été réprimées, Correa traitant à cette occasion les manifestants de « moins que rien » et d’« extrémistes ».

Un autre revirement d’importance concerne les relations commerciales avec l’Union européenne. Après s’être opposé à la signature d’un accord de libre échange avec l’UE, le président équatorien l’a paraphé en juillet 2014. Et ce ne serait pas un reniement car l’intitulé du texte a été complété du mot « développement ». Là encore, ce qui a forcé la décision est la logique extractiviste, le développement des exportations de matières premières.

 

« Une révolution citoyenne sans citoyens »

Tout cela s’accompagne d’une politique autoritaire et répressive de plus en plus marquée. S’appuyant sur l’hyper-présidentialisation introduite par la Constitution soi-disant démocratique de 2008 (le président peut désormais gouverner par décret, dissoudre le parlement, et il nomme directement les gouverneurs des régions), Correa décide de tout et réprime tous ceux qui s’opposent. Des centaines de militants ont été ou sont emprisonnés, sous les accusations les plus fallacieuses y compris celle de « terrorisme ». Des journalistes sont en permanence menacés. Un nouveau code pénal entré en vigueur en août 2014 aggrave la criminalisation des mobilisations sociales. Des amendements à la Constitution, déposés en juin 2014, limitent drastiquement les possibilités de recours des populations face à des décisions remettant en cause leurs conditions de vie. Un projet de nouveau code du travail élimine une série de droits des salariés.

Alors, où est-elle, cette fameuse révolution citoyenne, tant vantée notamment par le Parti de gauche ? Le sociologue et universitaire portugais, Boaventura de Sousa Santos (personnalité reconnue dans les milieux antilibéraux altermondialistes, et ancien soutien de Correa) a trouvé la formule qui tue : celui-ci veut en fait « une révolution citoyenne sans citoyens ou, ce qui revient au même, avec des citoyens soumis. » De Sousa Santos estime que « Correa est le grand modernisateur du capitalisme équatorien. Par son ampleur et son ambition, son programme présente certaines similitudes avec celui de Kemal Atatürk en Turquie, dans les premières décennies du 20ème siècle. L’un et l’autre sont régis par le nationalisme, le populisme et l’étatisme. »

 

Jusqu’à quand ?

Reste à savoir si, dans un pays qui a connu récemment de très grandes luttes et révoltes sociales, cette politique et ces méthodes pourront tenir encore longtemps. De ce point de vue, les élections locales de février 2014 ont sonné comme une alarme. Pour la première fois depuis sa victoire à la présidentielle du 26 novembre 2006, Correa a perdu un scrutin. Ses partisans ont été battus dans les plus grandes villes du pays, parmi elles Guayaquil (la capitale industrielle, déjà administrée par l’opposition) mais aussi la capitale Quito et Cuenca, passées à droite. Son parti, Alianza País, ne l’a emporté que dans 10 régions sur les 23 que comporte l’Équateur.

Toute la question devient maintenant de savoir si les désillusions croissantes vont bénéficier à la droite, ultralibérale et réactionnaire, ou si le mouvement populaire sera un mesure de construire dans le cadre de ses luttes une alternative politique, cette fois-ci de contenu non plus abstraitement « citoyen » mais authentiquement socialiste.4

 

 

Révolte contre les attaques du gouvernement

L’état d’urgence décrété le 3 octobre 2019 par le président Lenin Moreno, après des affrontements violents dans les principales villes du pays sur fond de grève générale des transports, n’a pas arrêté la mobilisation de la population. Actions massives et blocages se multipliaient dans tout le pays.

L’annonce par le président de mesures aux conséquences dramatiques pour les classes populaires a mis le feu aux poudres. Il y avait d’abord l’arrêt des subventions publiques au prix de l’essence qui duraient depuis quarante ans, et qui doublait désormais les prix à la pompe. En l’absence de réseau ferré, bus et taxis sont utilisés par la population. Confrontés à la hausse de l’essence, les transporteurs auraient augmenté leurs tarifs. Par ailleurs, les travailleurs du secteur public perdaient un jour de salaire par mois et voyaient leurs congés réduits de 30 à 15 jours, tandis que les salaires des contractuels baissaient de 20 %.

Lenin Moreno avait été élu en 2017 comme successeur de Rafael Correa. Ce dernier, allié de Hugo Chavez et Evo Morales, avait financé des programmes sociaux et des infrastructures dans toutes les régions, en particulier les Andes et l’Amazonie, sans toutefois s’en prendre aux intérêts de la bourgeoisie.

Comme au Venezuela, la chute des cours du pétrole a eu des conséquences catastrophiques. La dette a explosé. Sous la pression des banquiers internationaux, Lenin Moreno menait désormais une politique de plus en plus antiouvrière qui le rendait très impopulaire : mesures accentuant la précarité et la flexibilité des contrats de travail ; licenciements massifs de contractuels du secteur public ; privatisation des entreprises d’État les plus rentables ; et innombrables concessions territoriales accordées aux géants mondiaux de l’industrie minière. Ces attaques, désormais contestées, ont été négociées avec le FMI en contrepartie d’un nouveau prêt de 4 milliards de dollars.

Le 3 octobre 2019, les syndicats de transporteurs appelaient à la grève contre ce plan, rejoints par les syndicats ouvriers, les organisations étudiantes et la Confédération des nations indigènes. Tout le pays se retrouvait bloqué et les rues de Quito, Guayaquil ou Cuenca se remplissaient de manifestants. Dans les trois plus grosses villes du pays, il y a eu des heurts violents avec la police. Le soir, Lenin Moreno décrétait soixante jours d’état d’urgence. Le lendemain, le président de la Fédération nationale des coopératives de transport appelait à la fin de la grève, tandis que le gouvernement faisait circuler des chars dans les rues de la capitale Quito.

Loin de s’arrêter, le mouvement a pris alors dans tout le pays une nouvelle dimension. Dans toutes les provinces, les routes sont bloquées par des paysans ou des communautés indigènes. En Amazonie, des puits de pétrole sont occupés. Dans la province de Bolivar, le siège du gouvernement a été pris d’assaut par les manifestants.

En réponse à l’état d’urgence, la Confédération des nations indigènes a décrété son propre état d’exception, en annonçant que les policiers et les militaires se rendant sur les « territoires ancestraux » seraient arrêtés et jugés par la population. Cela s’est effectivement produit les jours suivant dans plusieurs provinces. La même confédération a lancé une marche sur Quito, pour se joindre à la grève nationale appelée par les syndicats ouvriers, le 9 octobre. Dès le 7, face à l’afflux de manifestants dans le centre historique de la capitale, le palais présidentiel a été évacué et le gouvernement transféré à Guayaquil.

Lenin Moreno avait beau accuser les grévistes et manifestants d’être des putschistes manipulés par l’ancien président Correa ou le président vénézuélien Maduro, la protestation populaire contre lui et ses attaques ne cessait de grandir.5

 

La révolte fait reculer le gouvernement

Le 13 octobre 2019, après dix jours de révolte et de combats de rue à l’échelle du pays, le gouvernement équatorien de Lenin Moreno a annoncé le retrait du décret qui multipliait par plus de deux le prix de l’essence et du diesel.

Ce recul a été vécu comme une victoire par la population, et doit tout à la détermination des manifestants. En effet ceux-ci ont tenu face à une escalade dans la répression, qui a amené le gouvernement à mobiliser l’armée et à instaurer le couvre-feu, et qui a fait huit morts, des centaines de blessés et plus d’un millier d’arrestations.

Le 9 octobre était déclaré journée de grève nationale par les organisations indigènes. L’objectif était d’occuper le palais présidentiel et l’Assemblée, afin d’exiger la chute du gouvernement.

À la croissance de la mobilisation a répondu celle de la répression. Le 9 octobre, elle a fait officiellement cinq morts et des centaines de blessés. Des snipers étaient postés sur les toits. Un manifestant a été filmé s’écroulant après un tir de police. Parallèlement, le gouvernement censurait les informations et lançait une campagne de calomnies, utilisant toutes les ficelles allant de la haine des pauvres et des indigènes à la xénophobie anti-Vénézuéliens, la ministre de l’Intérieur expliquant que les manifestants étaient payés par le président vénézuélien Maduro.

Si cette politique, jouant sur la peur et la désinformation, a eu un certain effet, surtout sur la petite bourgeoisie, elle n’a pas découragé les manifestants. Face aux tirs de police, ils érigeaient des barricades ; face aux lacrymogènes, ils organisaient des chaînes pour acheminer les pavés. Des médecins soignaient bénévolement les blessés.

Bien que les autres mesures du « paquetazo » restaint en place, la suppression du décret sur les carburants a donné lieu à une nuit de fête dans tout le pays. Ce sentiment de victoire se doublait d’une autre fierté : le gouvernement a dû céder face à des indigènes, qui forment la majeure partie des pauvres du pays et sont l’objet d’un grand mépris.6

 

« L’Indien est pauvre par nature »

La victoire historique du soulèvement d’octobre marque la reprise du mouvement indigène après douze ans de représailles et de répression par l’ancien président Rafael Correa. Mais en parallèle, les réseaux sociaux montrent une explosion de commentaires ouvertement racistes et classistes. Pendant les manifestations, on a vu des classes moyennes supérieures patrouiller avec des armes devant leurs communautés gardées et encerclées par des barrières. Cette polarisation politique constitue un défi de taille dans un pays qui subit encore les effets de la victoire électorale de Jair Bolsonaro au Brésil.

Le soulèvement d’octobre a  fortement mis en évidence les problèmes de classe, d’inégalité et de politique d’appauvrissement systématique. Alors que, pour le mestizo mainstream et les médias, « l’Indien est pauvre par nature », comme le critique l’avocate kichwa Verónica Yuquilema, le combat consiste à mettre fin à ces politiques de drainage colonial aux niveaux national et international. Les autochtones sont toujours décrits comme des « obstacles au progrès et à la modernisation », une image que Rafael Correa a lui-même fortement soulignée au cours de ses douze années de règne, tout en réclamant que leurs modes de vie, leurs savoirs, leurs formes d’organisation et de vie politique soient enfin acquis, reconnus et jugés dignes : « Nous sommes l’État, mais nous ne sommes pas pris en compte. Ils disent que les peuples autochtones et les agriculteurs sont pauvres. Nous travaillons, cultivons, nous nourrissons les villes, mais nous sommes néanmoins traités comme des pauvres », a déclaré le dirigeant amazonien Mirian Cisneros lors du dialogue public. La déclaration constitutionnelle de l’Équateur en tant que pays plurinational a encore beaucoup à faire pour se concrétiser efficacement.7

 

 

Livrés aux gangs et à l’armée

Le 7 janvier 2024, le chef du principal gang criminel de l’Équateur, José Adolfo Macías, alias « Fito », s’évadait de la prison de Guayaquil d’où il dirigeait tranquillement ses activités. Le président de droite, Daniel Noboa, partisan de la « main dure », a décrété alors l’état d’exception.

Le lendemain, les détenus liés aux gangs s’emparaient par la force de six prisons et la violence se déchaînait dans plusieurs grandes villes.

L’évasion de Fito et les violences qui ont suivi répondaient aux déclarations de la présidence d’en finir avec les gangs et au déplacement prévu du détenu vers une prison échappant à son contrôle. Et, tandis que l’armée partait à l’assaut des prisons, les gangs brûlaient des voitures, lançaient des engins explosifs, séquestraient ou assassinaient des policiers et tentaient d’investir un hôpital et une université ; jusqu’à faire irruption sur le plateau d’une télé publique pour déclarer « qu’il ne faut pas jouer avec les gangs », en menaçant de mort un animateur.

Le président Noboa a répliqué par le couvre-feu. Tous les pouvoirs ont été donnés à l’armée pour sillonner les rues avec des blindés, pénétrer chez des particuliers et ouvrir le feu à l’occasion. Cette prise de contrôle des quartiers populaires n’a pas empêché l’assassinat du procureur enquêtant sur l’invasion de la chaîne de télévision.

Il y a quelques années, l’Équateur avait la réputation d’être le pays le plus sûr de la région. Ce n’est plus le cas. La violence des gangs et des cartels de la drogue a explosé : entre 2018 et 2023, le nombre des meurtres a augmenté de 800 %. Le pays étant situé entre la Colombie et le Pérou, grands producteurs de coca, le grand port de Guayaquil est un lieu idéal pour exporter la cocaïne vers les États-Unis et l’Europe. Le dollar étant la monnaie de l’Équateur, cela facilite le blanchiment d’argent sale. Mais le terreau de cette explosion de violence des gangs est le développement rapide de la pauvreté.

Entre 2007 et 2017, le président de gauche Rafael Correa avait tenu tête au FMI et développé une politique sociale, réduisant le taux de pauvreté de 35 à 21 %. Mais ses successeurs, Moreno et Lasso, ont liquidé les programmes sociaux et fait remonter ce taux à 27 %. Cette politique d’austérité, dictée par le FMI pour le remboursement de la dette, a provoqué en 2019 et 2022 des révoltes populaires. Un tiers des jeunes de 15 à 25 ans, déscolarisés et sans emploi, constitue le vivier où les cartels recrutent massivement. Vingt-deux organisations criminelles et leurs 50 000 membres ont en face 60 000 policiers et 38 000 soldats.

Pour financer cette guerre au crime organisé, le gouvernement a invité le Parlement à augmenter la TVA de 12 à 15 %, ce qui aura pour effet immédiat d’accentuer la misère. Les rackets et la violence des gangs poussent une partie de la population à quitter le pays mais d’autres peuvent se sentir protégés par cette offensive de l’armée. Mais le répit pour la population risque d’être de courte durée. La fonction de l’État est de garantir la propriété des riches, pas de protéger la population. Les centaines de personnes arrêtées de façon arbitraire en font l’amère expérience : elles se retrouvent dans des prisons où les gangs font la loi. Par ailleurs, la police est en partie contrôlée par les cartels. Et l’armée, plus estimée que la police, est elle aussi mêlée au trafic de drogue. Comme au Mexique, il existe des « narco-généraux » que les gangs peuvent acheter avec leurs gros moyens financiers. La population, prise en tenailles entre les forces de répression officielles et les gangs illégaux, cherche à vivre comme elle peut.

L’évolution de l’Équateur est à l’image de la plupart des pays pauvres dans un monde capitaliste en crise.8

 

 

Le plébiscite de Noboa : Victoire ou échec ?

L’opération « Consultation-Plébiscite » organisée le 21 avril 2024 par le président de droite Daniel Noboa, quelques mois après son installation au pouvoir en novembre 2023, n’a pas atteint son objectif.

Pour Noboa, il s’agissait d’obtenir un oui « franc et massif » aux 11 questions posées à la population équatorienne (dont 5 questions-amendements à la Constitution) et, sur la base de cette victoire politique, de s’engager dans la marche à sa réélection en 2025.

 

Un échec de Noboa, un succès populaire

Si le « oui » s’est imposé sur 9 questions relatives à la sécurité et à la violence, et donc à la militarisation du pays, c’est par un « non » net et clair que la population a répondu aux deux questions relatives aux choix économiques du pays et au droit du travail. Ainsi, le recours aux règles de l’arbitrage international en cas de litige du pays avec les transnationales minières ou pétrolières expertes en cette matière et le retour aux contrats temporaires de travail et au paiement à l’heure ont été refusés. En cela résidait une partie de la manipulation de cette « Consulta popular » : faire cautionner la politique économique et sociale néolibérale aggravée, concentrée dans ces deux questions, noyées au milieu des autres questions sur la sécurité. 

Noboa avait beau proclamer sa victoire, il a subi un vrai revers pour sa politique économique et sociale néolibérale agressive en faveur de laquelle il s’est engagé dès le début de son mandat auprès du FMI et lors de son déplacement au Canada dans l’assemblée annuelle des principaux investisseurs miniers du monde, pour « réaliser enfin le destin minier de l’Équateur ». À juste titre, les forces très diverses du camp populaire qui ont fait campagne pour le « non » ont pu célébrer cela comme un succès. 

 

Un succès de la manipulation pour Noboa

Cependant, Noboa a réussi à asseoir institutionnellement « la militarisation » de la vie quotidienne politique et sociale, ce que, avec la déclaration de « Conflit armé interne » en janvier 2024 et la « déclaration de l’état d’urgence », son gouvernement a mis en place sous prétexte de lutte contre le narcotrafic... En déclarant ainsi la guerre au narcotrafic et à 22 de ses principales bandes armées, il a créé cet état de choc dans la société équatorienne et semblé apporter une réponse aux légitimes inquiétudes populaires, mais aussi une atmosphère de peur et d’insécurité est diffusée, favorisant un climat d’aspiration à l’ordre, de dépendance de la force armée et le besoin d’un sauveur. Malgré le mécontentement provoqué par les mesures sociales d’austérité, il conservait encore 50 % d’opinions favorables et bien sûr le contrôle de l’appareil d’État et l’appui du bloc de la puissance oligarchique.9

 

 

En 2007-2008, l’Équateur a osé dire « non » aux créanciers et a remporté une victoire

En 2007, sept mois après avoir été élu, le président équatorien Rafael Correa a fait procéder à un audit de la dette du pays.

Le décret présidentiel de création de la commission d’audit reste à ce jour une source d’inspiration.

L’article 2 est particulièrement important, il définit ce qu’est un audit intégral de la dette qui est tout sauf un simple exercice purement comptable : « L’audit intégral se définit comme l’action de contrôle destinée à examiner et à évaluer le processus d’endettement et/ou de renégociation de la dette publique, l’origine et l’affectation des ressources ainsi que les projets financés par la dette interne et externe, afin de déterminer sa légitimité, sa légalité, sa transparence, sa qualité et son efficacité, sur la base des aspects légaux et financiers, des impacts économiques, sociaux, régionaux, écologiques et sur l’égalité des sexes, les nationalités et les populations. » Il faut souligner que la commission d’audit était constituée de déléguées des mouvements sociaux équatoriens (ils constituaient la majorité) et de délégués de campagnes internationales (dont le CADTM) agissant sur la problématique de la dette. S’y ajoutait quatre organes de l’État.

Présentées en septembre 2008, après 14 mois de travail intense, les conclusions de la commission d’audit démontrent que de nombreux prêts ont été accordés en violation des règles élémentaires. En novembre 2008, l’Équateur a en conséquence décidé de suspendre le remboursement de titres de la dette venant à échéance les uns en 2012, les autres en 2030. Ce faisant, ce petit pays d’Amérique du Sud est parvenu à racheter pour 900 millions de dollars des titres valant 3,2 milliards de dollars. Si on prend en compte les intérêts que l’Équateur ne devra pas verser puisqu’il a racheté des titres qui arrivaient à échéance en 2012 ou en 2030, le Trésor public équatorien a économisé environ 7 milliards de dollars. Cela a permis de dégager de nouveaux moyens financiers permettant au gouvernement d’augmenter les dépenses sociales dans la santé, l’éducation, l’aide sociale et dans le développement d’infrastructures de communication. En matière d’endettement, la Constitution équatorienne, adoptée au suffrage universel en septembre 2008, représente une grande avancée. L’article 290 soumet notamment tout endettement futur aux règles suivantes :

1. On ne recourra à l’endettement public que si les rentrées fiscales et les ressources provenant de la coopération internationale sont insuffisantes.
2. On veillera à ce que l’endettement public n’affecte pas la souveraineté nationale, les droits humains, le bien-être et la préservation de la nature.
3. L’endettement public financera exclusivement des programmes et projets d’investissement dans le domaine des infrastructures, ou des programmes et projets qui génèrent des ressources permettant le remboursement. On ne pourra refinancer une dette publique déjà existante qu’à condition que les nouvelles modalités soient plus avantageuses pour l’Équateur.
4. L’« étatisation » des dettes privées est interdite.

Le décret de création de la Commission d’audit intégral de la dette (CAIC) en Équateur et les actions qui en ont résulté restent à ce jour uniques. Cela devrait constituer une source d’inspiration pour ceux et celles qui veulent avancer dans la lutte pour mettre fin à la domination des créanciers de la dette illégitime.10

 

 

Sources

(1) https://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89quateur_%28pays%29
(2) https://fr.wikipedia.org/wiki/Histoire_de_l'%C3%89quateur
(3) http://www.lutte-ouvriere.org/documents/archives/la-revue-lutte-de-classe/serie-actuelle-1993/tribune-bolivie-et-equateur-deux
(4) Jean-Philippe Divès  http://www.npa2009.org/idees/equateur-derriere-le-mythe-de-la-revolution-citoyenne
(5) Antoine Ferrer https://journal.lutte-ouvriere.org/2019/10/09/equateur-revolte-contre-les-attaques-du-gouvernement_134950.html
(6) Thomas Baumer https://journal.lutte-ouvriere.org/2019/10/16/equateur-la-revolte-fait-reculer-le-gouvernement_135133.html
(7) Miriam Lang https://npa2009.org/actualite/international/equateur-victoire-historique-des-mouvements-indigenes-et-populaires
(8) Antoine Ferrer https://journal.lutte-ouvriere.org/2024/01/31/equateur-livres-aux-gangs-et-larmee_729074.html
(9) Eric Toussaint  http://cadtm.org/En-2007-2008-l-Equateur-a-ose-dire
(10) https://lanticapitaliste.org/actualite/international/le-plebiscite-de-noboa-en-equateur-victoire-ou-echec